Théâtre
_jeanne_dark_
Marion Siéfert
jeanne_dark est le pseudo Instagram que s’est choisi Jeanne, une adolescente de seize ans issue d’une famille catholique en banlieue pavillonnaire d’Orléans. Depuis quelques mois, elle subit les railleries de ses camarades. Face au miroir que lui tend le smartphone, Jeanne prend la parole en live sur Instagram et se raconte, danse, filme, explose oscillant entre mise à nu et mise en scène de soi dans une performance virtuose et libératrice.
Avec cette pièce, Marion Siéfert crée un double-spectacle : pour le théâtre et pour Instagram. Face au miroir que lui tend son smartphone, Jeanne sort de son silence, s’expose, se raconte et reprend le contrôle sur son image. Très vite, sa prise de parole d’abord timide et honteuse se transforme en un récit effréné, dans lequel elle se met en scène, recrée des situations vécues et joue tour à tour les personnes qui composent son monde. Sous les yeux de ses followers, Jeanne se filme, se regarde, s’invente, s’expérimente et se délire. Au fil de cette valse de personnages, de masques et de filtres Instagram, c’est une autre Jeanne qui prend forme sous nos yeux, une Jeanne qui donne libre cours à ses fantasmes, une adolescente qui, enfermée dans sa chambre, fait voler son identité en éclats et se métamorphose. Cette performance virtuose est portée par Helena de Laurens, avec laquelle Marion Siéfert avait déjà collaboré dans Le Grand Sommeil, présenté au Festival en 2018. Sur scène, dans une scénographie conçue par Nadia Lauro, c’est elle qui réalise en direct le film de cette adolescente, projeté sur deux écrans qui encadrent la scène. À la fois filmeuse et filmée, elle crée avec la caméra du téléphone un corps hors-normes, iconique et fantastique, et fait pleinement exister ce personnage plein de bruit et de fureur.
Biographie
Marion Siéfert est autrice, metteuse en scène et performeuse. Son travail est à la croisée de plusieurs champs artistiques et théoriques et se réalise via différents médiums : spectacles, films, écriture. En 2015-2016, elle est invitée dans le cadre de son doctorat à l’Institut d’études théâtrales appliquées de Gießen (Allemagne). Elle y développe son premier spectacle, 2 ou 3 choses que je sais de vous, portrait du public à travers leurs profils Facebook. Elle collabore sur Nocturnes et L’Époque, deux films du cinéaste Matthieu Bareyre, également collaborateur artistique sur ses pièces. Elle performe pour Monika Gintersdorfer et Franck Edmond Yao dans Les Nouveaux aristocrates (Wiener Festwochen 2017). Depuis septembre 2017, elle est artiste associée à La Commune CDN d’Aubervilliers. En 2018, elle y crée Le Grand Sommeil, avec la chorégraphe et performeuse Helena de Laurens, programmé à l’édition 2018 du Festival d’Automne à Paris ; en mars 2019, Pièce d’actualité n°12 : DU SALE !, un duo pour la rappeuse Original Laeti et la danseuse Janice Bieleu. Pour cette pièce, elle reçoit le Grand Prix du jury au Festival européen Fast Forward. Sa dernière pièce _jeanne_dark_, créé à l’édition 2020 du Festival d’Automne à Paris, est le premier spectacle pensé simultanément pour le théâtre et pour Instagram. Il obtient le Prix Numérique du Syndicat Professionnel de la Critique de Théâtre, de Musique et de Danse avec une mention spéciale. Depuis 2021, elle est également artiste associée au CNDC d’Angers et au Parvis – scène nationale de Tarbes.
Entretien avec Marion Siéfert
Pourquoi « _jeanne_dark_ » et pas « Jeanne d’Arc » ?
Le titre de la pièce, _jeanne_dark_, est le pseudo du compte Instagram de notre héroïne, Jeanne. C’est un compte qui existe et sur lequel on pourra suivre certains soirs le spectacle, en live. En commençant cette pièce, je savais que je ne voulais pas raconter sur scène l’histoire de la « vraie » Jeanne d’Arc. Je voulais plutôt me servir de cette figure comme d’un révélateur. J’ai d’abord beaucoup lu sur le personnage, regardé des films. Il y avait déjà des choses qui me marquaient : son rapport ambivalent à la violence, aux hommes, à Dieu, la prison, sa virginité. Plus j’avançais, plus je sentais que Jeanne d’Arc faisait écho à une période de ma vie très précise dont j’avais honte et que j’avais tue : mon adolescence, que j’ai passée à Orléans, et mon éducation catholique.
J’ai vite compris que c’était là-dessus qu’il fallait travailler, que Jeanne d’Arc ne m’avait pas attirée par hasard. J’ai donc commencé à construire le personnage d’une adolescente, Jeanne, inspirée de l’adolescente que j’étais. Je ne voulais pas écrire un récit rétrospectif, situé dans les années 2000, qui apporte une certaine sécurité aux spectateurs. Je voulais qu’on soit plongés au milieu de la crise que traverse Jeanne. Le live Instagram est parfait pour ça : il me permet de créer ce temps ramassé et cette intensité d’une parole longtemps contenue qui jaillit enfin.
Que reste-t-il de votre adolescence dans ce spectacle ?
Je pense que j’ai écrit cette pièce avec le désir d’exprimer des choses que je n’avais pas pu exprimer à l’époque et de m’autoriser une violence que je m’étais interdite. J’ai gardé le souvenir très précis de la peur qui m’habitait adolescente : celle de rester vierge toute ma vie, sans l’avoir choisi. C’était un ensemble très confus de tabous, d’ignorance, d’une vision réduite de la sexualité, d’une perception de mon propre corps assez rudimentaire et de morale. En plus de toutes les difficultés que rencontrent la plupart des adolescentes lorsqu’elles commencent à vouloir vivre leur sexualité, s’ajoutaient chez moi les interdits de la religion catholique. En relisant les carnets que j’écrivais à l’époque, je me suis aperçue combien mon intimité avait été « colonisée » par la religion, celle de ma famille, si bien que je n’avais pas d’autre schème d’interprétation de moi-même.
Je n’ai pas cherché à retranscrire fidèlement mon adolescence. J’ai voulu rendre sensibles les impressions qui m’habitent lorsque je me replonge aujourd’hui dans cette période de ma vie. Pour retranscrire ces impressions, il m’a fallu modifier les faits, suivre la logique du personnage et embrasser entièrement la fiction. Le récit est nourri de ce que j’ai vécu, mais ces éléments ont été exagérés, extrapolés, déformés. C’est seulement parce qu’il y a un écart entre la personne que j’étais à 16 ans et la personne que je suis aujourd’hui, une étrangeté entre ces deux mondes, que l’écriture de cette pièce a été possible, que j’ai pu entrer dans ma propre peau pour devenir une autre.
Vous avez déjà fait un solo avec Helena de Laurens, Le Grand Sommeil en 2018. Qu’est- ce qu’Instagram est venu modifier dans votre façon de travailler ?
Tout : pendant les répétitions Helena est constamment face à son téléphone, cela veut dire qu’elle joue face à sa propre image, une image déformée, rapprochée, mouvante.
Je savais qu’Helena allait savoir jouer des cadrages, des angles de vue et des filtres, qu’elle allait tirer parti du point de vue inédit sur son corps que lui permet la caméra du téléphone. Le spectateur est dans sa main. Il a accès au regard qu’elle porte sur elle-même. Pour cette pièce, nous avons plusieurs choses à gérer en même temps : le récit et les soubresauts émotionnels du personnage, la réalisation du film pour Instagram, l’occupation de la scène de théâtre et l’adresse, qui est double, voire triple à certains moments du spectacle. Nous travaillons toujours sur deux niveaux : celui de la scène de théâtre et celui d’Instagram. Je veux que les spectateurs puissent expérimenter au théâtre cette présence particulière, de quelqu’un absorbé dans sa propre image. Et inversement, que les spectateurs d’Instagram vivent un type de spectacle, à ma connaissance inédit : une continuité d’1h30 en direct, conçue spécialement pour Instagram.
Par rapport à l’écriture du texte, Instagram a induit une forme d’adresse très particulière : Helena ne s’adresse pas aux spectateurs du théâtre mais à son téléphone, et à travers lui, à celles et ceux qui la regardent sur Instagram. Notre personnage, Jeanne, parle à sa génération. C’est une adolescente qui souffre de ne pas être dans la norme et de ne pas avoir choisi sa différence, et c’est sur Instagram qu’elle parvient enfin à s’exprimer. Je pense que le spectacle parle aussi de cela : de la nécessité, au moment de l’adolescence, de passer par les moyens communs à tous pour se singulariser.
Le spectacle commence comme un fait divers, une jeune fille harcelée sur les réseaux sociaux, et bascule plus tard dans le genre horrifique. Cette idée était-elle présente dès le début de la conception ?
Ce n’était pas aussi net, ni aussi clair. Il faut du temps pour trouver le bon récit, les bons points de bascule, pour écrire un personnage qui vive réellement. Mais je me souviens que dès le départ, j’avais en tête un personnage duplice, avec un visage socialement acceptable et une facette maléfique, un peu comme Dr. Jekyll et Mr Hyde, Eminem et Slim Shady ou la Carrie de De Palma. Je sentais que la matière que je manipulais avait ce potentiel-là. Je ne savais pas encore comment ça allait prendre forme concrètement chez Jeanne et je ne voulais rien forcer qui soit artificiel ou démonstratif, mais je voulais intensifier la violence du personnage et trouver le bon endroit où le faire.
J’étais attirée aussi par tout ce que je pouvais lire sur les fils Twitter des adolescentes,
qui fonctionnent chez certaines comme un journal ou une chronique quotidienne
de leurs impressions, désirs et ressentis ; aux pornos qu’elles pouvaient regarder ; à cette intimité parallèle des réseaux sociaux, Instagram, Tik-Tok, YouTube. J’ai également discuté longuement avec plusieurs lycéennes en tête-à-tête. C’était important pour moi de comprendre où elles se situaient, pour positionner ensuite mon personnage.
Dans vos précédentes pièces, vous utilisiez comme décor les éléments que vous offrait l’espace du théâtre. Comment avez-vous travaillé avec la scénographe Nadia Lauro
Contrairement à mes autres pièces, j’ai senti cette fois-ci que _jeanne_dark_ ne pouvait pas avoir comme décor la cage de scène du théâtre. J’avais besoin d’une scénographie qui servede vrai contrepoint à l’espace de la vidéo. Je connaissais le travail de Nadia, notamment ce qu’elle avait pu faire dans Saga de Jonathan Capdevielle. Lorsqu’elle est arrivée sur le projet, j’étais à un moment du travail où j’avais besoin de préciser l’espace dans lequel se trouve Jeanne. Nadia a imaginé la chambre de Jeanne, une chambre panoramique, à la perspective accentuée, dont les parois sont en papier. elle avait l’intuition qu’il fallait exposer encore plus Jeanne que ce qu’elle faisait déjà sur Instagram et concevoir un espace sans ombre, avec une lumière unie, totalement adapté au medium avec lequel on travaille, presque le studio idéal d’une instagrammeuse. D’emblée, elle a décelé dans les bribes de texte que je lui envoyais une dimension fantastique, un potentiel de film d’horreur. On a réfléchi ensemble à comment venir abîmer cette boîte, faire sentir aux spectateurs que des forces extérieures s’exerçaient sur elle et cherchaient à faire intrusion dans l’intimité de Jeanne. C’était très important de trouver comment, plastiquement, on allait pouvoir faire ressentir cette violence qui s’exerce sur le personnage, faire exister un hors-champ avec d’autres présences.
Contre toute attente, le sacré fait irruption dans le spectacle. Votre Jeanne est-elle une sainte ?
Oui, mais seulement à la condition de nepas exclure deux choses de la sainteté : la violence et le corps. Un saint n’est pas toujours quelqu’un de doux ou de mesuré. Jésus a chassé les marchands du temple à coups de fouet, Saint-Paul persécutait les chrétiens avant de se convertir, Jeanne d’Arc a mené des batailles. Quant au corps, Instagram ne fait que prolonger le rapport totalement obsessionnel que le catholicisme entretient
à l’image : dans les peintures religieuses, comme sur Instagram, il faut éveiller le désir sans jamais montrer un téton ou un sexe. Il faut respecter des interdits et des règles de pudeur tout en amenant le spectateur à adorer l’image et ce qu’elle représente. L’histoire de l’art religieux est habitée par cette tension : représenter le divin dans des corps, voiler et dévoiler, éveiller les sens pour encourager la piété. Avec Instagram, on se retrouve face à une forme mutante de l’image religieuse.
Entretien mené par Pascaline Vallée pour le Festival d’Automne à Paris 2020.
Distribution & mentions
Conception, écriture et mise en scène Marion Siéfert
Collaboration artistique, chorégraphie et performance Helena de Laurens
Avec la voix de Emilie Cazenave, Marion Siéfert en alternance
Collaboration artistique Matthieu Bareyre
Conception scénographie Nadia Lauro
Création lumières Manon Lauriol
Création son Johannes Van Bebber
Vidéo Antoine Briot
Harpe baroque Babett Niclas
Costumes Valentine Solé
Maquillage Karin Westerlund
Accompagnement du travail vocal Jean-Baptiste Veyret-Logerias
Régie générale Chloé Bouju
Régie vidéo Jérémy Oury
Régie plateau Marine Brosse
Montage de production Cécile Jeanson
Diffusion et administration Ziferte ProductionsAnne Pollock
Production Ziferte Productions et La Commune CDN Aubervilliers
Coproduction Théâtre Olympia – CDN de Tours, Théâtre National de Bretagne – Rennes, La Rose des vents – scène nationale de Villeneuve d’Ascq, Festival d’Automne à Paris, CNDC Angers, L’Empreinte – scène nationale Brive-Tulle, Centre Dramatique National d’Orléans, TANDEM – scène nationale Arras-Douai, Théâtre Nouvelle Génération – CDN de Lyon, Le Maillon-Strasbourg, Kunstencentrum Vooruit-Gand, Théâtre Sorano – Toulouse, Théâtre de Liège
Soutiens POROSUS, Fonds de dotation et de M.A.C COSMETICS
Aide à la production DRAC Île-de-France. Action financée par la Région Île-de-France
Accueils en résidence T2G – CDN de Gennevilliers et La Ménagerie de verre dans le cadre du Studiolab
Réalisation scénographie
Ateliers Nanterre-Amandiers